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Blizzard, Ubisoft et Riot Games : mêmes combats contre le harcèlement institutionnel

Depuis une semaine, le monde du jeu vidéo voit Blizzard Entertainment s’effriter en gros blocs : l’éditeur californien est ciblé par une plainte du California Department of Fair Employment and Housing (DFEH)  suite à des affaires de harcèlement sexuel. Blizzard a réagit étapes par étapes, récemment en enlevant toute référence à Alex Afrasiabi dans World of Wacraft. L’ancien lead quest designer du jeu a largement été nommé dans la plainte de la DFEH.

Le tout intervient dans un contexte particulier, puisque en France, Ubisoft doit aussi faire face à de tels déboires judiciaires. Cela fait également un peu plus d’un an que l’industrie vidéo-ludique a été secouée par une vague de révélations, allant du sexisme « banal » à des cas de viol. Parallèlement, l’omerta a commencé à être levée dès 2018 avec Riot Games, cible d’importantes accusations en internes.

S’il s’agit dans tous les cas d’accusations et non de culpabilités avérées, il est indéniable qu’une structure de protection des prédateurs a été mise en place naturellement dans de nombreuses entreprises, cultivant ainsi une atmosphère pour le moins toxique.

Et défaire celle-ci promet d’être une tâche titanesque.

 

 

 

 

En 2018, une plainte collective déposée par d’anciens et actuels employés de Riot Games contre l’éditeur a secoué l’industrie feutrée des jeux vidéo, mettant en exergue de nombreux comportements déplacés. Le développeur de League of Legends a finalement trouvé un arrangement à hauteur de 10 millions de dollars, ce qui devait en théorie enterrer l’affaire pour toujours.

Mais d’autres plaintes ainsi que les révélations globales de l’année dernière ont remis de l’huile sur le feu, tant du côté public que privé. Pire encore, en février dernier, le DFEH a déposé une plainte officielle auprès de la Los Angeles County Superior Court, qui est le plus large tribunal des Etats-Unis. Les conséquences légales pourraient s’avérer désastreuses pour Riot, surtout qu’en s’attaquant récemment à Blizzard Entertainment il y à quelques jours, la DFEH met en exergue un très large problème de sexisme chez de nombreux éditeurs majeurs.

La plainte collective en 2018 mettait largement en avant la position dominante d’employés masculins par rapport aux employés féminins, ces dernières ne pouvant pas forcément avancer au-delà de certains échelons hiérarchiques. Par ailleurs, des photos de pénis non-demandées comme des commentaires déplacés ont été adressés à des employées, tandis qu’un « ancien employé masculin est resté à un poste de direction malgré de nombreux commentaires sexistes au travail, ainsi que d’avoir drogué et violé une employée de Riot Games« . Ces accusations sont graves, mais la plupart des plaignantes ont été indemnisées via l’enveloppe de 10 millions de dollars citée plus haut.

Le système judiciaire étasunien est généralement friand de settlements, ou règlements à l’amiable ; ceux-ci servent à clore une dispute grâce à une transaction financière, laquelle s’accompagne généralement de conditions comme l’impossibilité de porter à nouveau plainte devant une cour de justice. En somme, l’idée est pour le défenseur de se débarrasser d’une plainte et d’en anticiper de futures.

Mais le Department of Fair Employment and Housing est une entité puissante, qui semble engagée dans une croisade de long-terme. Le cabinet d’avocats Genie Harrison Law Firm continue de représenter les plaignantes au civil, et ne compte pas lâcher l’affaire. Ces deux organismes, l’un gouvernemental et l’autre privé, pourraient donc profiter du climat actuel pour enfoncer le clou chez Riot Games et Blizzard Entertainment, voire même chez d’autres éditeurs.

 

 

Anciennement chez Blizzard, le lead quest designer Alex Afrasiabi s’identifiait avec joie à Bill Cosby…

 

 

De l’autre côté de l’Atlantique, les choses bougent aussi, quoique à une cadence plus faible. Est-ce que les Américains sont tout simplement plus propices au harcèlement sexuel, ou que les Européens tendent à plus se taire ? La deuxième option semble malheureusement la plus probable.

Pourtant, les langues se sont largement déliées chez Ubisoft. Depuis plus d’un an, il a été mis au grand jour que la structure dirigeante de l’éditeur français comprenait et abritait de nombreux prédateurs sexuels présumés, contre lesquels les témoignages se multiplient. Si un ersatz de réaction a été esquissé par le PDG Yves Guillemot, force est de constater que les changements sont quasiment inexistants. Certes, les chartes de bonnes conduites, postes de diversité importants et autres promesses se multiplient, mais Ubisoft cristallise l’entièreté du problème : des réactions après coup, et surtout pour se donner bonne conscience.

Mais le 17 juillet dernier, le syndicat Solidaires Informatique a pris le problème à bras le corps en assignant Ubisoft en justice au tribunal de Bobigny. Le geste est fort, mais le chef d’accusation l’est encore plus : « harcèlement sexuel institutionnel« . Ces trois mots résument parfaitement le problème rencontré depuis des années dans tous les secteurs d’activité, et qui émerge au grand jour depuis quelques mois. La plainte déposée contre Blizzard Entertainment fait clairement état de ce qui se nomme les « frat boys« , ou fraternités de garçons dans la langue de Molière. Ce concept désigne un groupe d’hommes concentrant le pouvoir, dont les intérêts prononcés pour la virilité extrême flirtent ouvertement avec le sexisme, le harcèlement et parfois pire.

La plainte de Solidaire Informatiques ne réemploie pas le terme, ni le concept, mais accuse aussi bien le PDG de Ubisoft que de nombreux hauts cadres, y compris certaines femmes. Le problème n’est donc pas les hommes à proprement parler, mais un état d’esprit malsain de la structure dirigeante envers différents employés. A l’heure actuelle, Yves Guillemot est le seul PDG d’une grande entreprise de jeux vidéo directement visé par une plainte pour harcèlement, mais lui-même ne semble pas spécialement concerné : ses principaux lieutenant ont démissionné petit à petit en portant le blâme, sans que le sommet de la pyramide ne soit inquiété.

Cette semaine, plus de 1 000 employés de l’éditeur français ont signé une lettre dénonçant la manière dont celui-ci gérait la « discrimination systémique, le harcèlement et les intimidations« . Yves Guillemot a répondu dans un mail interne expliquant que des progrès avaient été faits mais qu’il y avait « encore du travail à faire« . Si les signataires se sont félicités auprès de la direction, ils ont indiqué au site GamesIndustry.biz que Ubisoft « continue de protéger et promouvoir des agresseurs connus, ainsi que leurs alliés« . Concrètement, peu semble avoir été fait malgré la gravité des accusations, et l’image de la boîte semble plus préoccupante que le bien-être des employés.

C’est exactement ce qui s’est passé du côté de Blizzard, où la réponse du PDG Bobby Kotick a été accueillie avec froideur par la majorité des employés. Ceux-ci ont d’ailleurs manifesté sur le campus de l’entreprise, et recueilli le soutien de nombreux internautes et sites communautaires.

 

Crédits : Wowhead

 

Crédits : Wowhead

 

Crédits : Wowhead

 

 

 

Mais le soutien s’étant également à l’entièreté de l’industrie. La marche des employés de Blizzard a été saluée et encouragée par de nombreuses personnalités, comme l’ancien PDG Mike Morhaime, ainsi que par des développeurs, journalistes et joueurs à travers le monde.

 

 

 

Cela peut certes sembler minime, mais le fait est que sur divers continents, des employés victimes d’un même problème commencent à s’unir et parler d’une même voix. Cependant, ça n’est pas du goût de Blizzard.

Les Etats-Unis ont une relation de « je t’aime moi non plus » avec les syndicats, appelés là-bas « unions« . De tous les secteurs de la tech, celui des jeux vidéo compte le moins d’employés syndiqués, et les choses n’ont pas l’air de vouloir changer. Blizzard Entertainment a en effet annoncé avoir recruter le cabinet d’avocats WilmerHale, lequel l’aidera à avoir un environnement de travail plus inclusif ; le soucis, c’est que WilmerHale est réputé pour ses pratiques « union-busting« , soit ouvertement hostiles à la syndication des employés. Le cabinet à d’ailleurs récemment été employé par Amazon dans ce sens.

Les employés de Riot Games ont également subi des pressions internes pour évite de former un syndicat, la carotte ayant aussi été employée… via le fameux chèque de 10 000 000 de dollars dont nous parlions plus haut. Quelle que soit l’opinion que l’on ait des syndicats, aux Etats-Unis ou ailleurs, ils permettent de créer une seule voix en rassemblant des milliers d’employés généralement fragmentés. C’est aussi ironique que logique compte-tenu du fait que, ces dernières décennies, de nombreux cadres du monde du jeu vidéo ont isolé leur victimes pour s’assurer de l’absence de poursuites légales.

En France, l’action de Solidaires Informatique est déterminante puisqu’elle offre un canal juridique à de nombreux plaignants, et force la structure dirigeante d’Ubisoft à affronter un tribunal. A l’échelle de cet éditeur connu mondialement, et du fait que le PDG lui-même soit nommé, il apparaît désormais que les victimes – présumées – peuvent enfin faire entendre leur voix devant une autorité légale.

 

 

Si Riot Games a réussi à faire oublier l’affaire, en tout cas pour le moment, les actions du DFEH pourraient jeter un nouveau jour sur le créateur de League of Legends. Il en va de même pour Blizzard, qui pourrait voir sa situation aller de mal en pis : des investisseurs ont déposé une plainte en justice, sous le prétexte que l’éditeur californien avait l’information selon laquelle une plainte allait être déposée par le DFEH. S’en est suivit une chute du cours de l’action, et une perte substantielle pour les investisseurs. Financièrement et juridiquement parlant, sans même parler de son image, Blizzard est dans une situation encore plus fragile que le récent lore de World of Warcraft.

Du côté européen, on ne peut pas s’attendre à un jugement concernant Ubisoft avant au moins l’année prochaine. Entre-temps, l’enquête et les diverses audiences permettront de lever le voile sur beaucoup de comportements, mais aussi de mieux discerner les responsables.

Il ne fait aucun doute que la situation mettra des années à s’améliorer, mais petit à petit, des efforts concrets commencent à apparaître. Et s’il faut que ce trio de géants finisse par chuter pour assainir l’industrie du jeu vidéo, qu’il en soit ainsi.

 

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